Raoul Pictor, premier peintre abstrait du Net
Nicolas Julliard in Le Temps Vendredi 23 novembre 2001
Depuis 1993, le Web a son peintre. Elevé dans la tradition visuelle de la bohème hollywoodienne, Raoul Pictor a tout du peintre de Montmartre qu’incarne Gene Kelly dans «Un Américain à Paris». Béret sur le chef, longue blouse blanche, féru de littérature et porté sur la boisson, voilà l’artiste de toujours, imperméable aux mutations technologiques qui agitent le petit monde des médias. Aussi, bien qu’il n’évolue que dans le cadre d’une animation Flash et que ses tableaux fassent appel aux potentialités de calcul aléatoire de l’informatique, Raoul Pictor continue d’utiliser pinceaux et huiles pour composer en trois minutes ses toiles abstraites. Premier (et unique?) peintre virtuel du Web, le pittoresque Raoul Pictor doit son existence à l’esprit inventif de l’artiste genevois Hervé Graumann, dont l’œuvre plastique se prolonge ainsi sur Internet par l’entremise d’un petit personnage animé. Car chacun des tableaux que produit le logiciel «Raoul Pictor Web Studio» est unique, faisant appel à un répertoire de formes et de couleurs permettant plusieurs milliards de combinaisons différentes. Signée et numérotée, l’œuvre peut ensuite être imprimée gratuitement, tout bon web-surfeur qui se respecte se devant désormais de posséder «son Pictor». Et si, comme l’indique son auteur, Raoul Pictor «cherche son style», c’est que le site lui-même est en mutation permanente, Hervé Graumann pouvant intervenir à tout moment pour modifier les paramètres de la création qui se déroule sous nos yeux. Aussi ambitieux qu’il puisse paraître, le projet n’en demeure pas moins ludique et grotesque, désacralisant l’accession de l’art au domaine virtuel. Par sa mécanique à la gaucherie toute humaine, alliée à une autonomie de machine désincarnée, Raoul Pictor symbolise à merveille le défi que représente l’art sur Internet: celui d’une création accessible à tous, se servant d’une technologie de pointe pour composer une œuvre devant faire sens au-delà du cercle sélect des programmeurs et autres web-maniaques. Une pièce maîtresse du Net Art qui a valu au Genevois la bourse fédérale des beaux-arts, récompensant son travail de pionnier sur le Web. En témoigne son site www.graumann.net, sur lequel se déploie une multitude de petits projets délicieusement ironiques, mettant à profit de manière aussi élémentaire qu’efficace les propriétés de la culture Internet.
N.J.